01 novembre 2003

Les immobiles
Cela faisait longtemps que je n'avais plus vu la ville en construction. Par chez moi, les grues ont migré presque définitivement au siècle dernier. De loin en loin, elles reparaissent pour quelque temps, comme en ce moment même dans l'immeuble de mes amis tchèques.
Je n'apprendrai rien à certain blogueur, ni non plus à beaucoup d'autres, en disant que c'est au sud-est de notre belle capitale que l'on peut le mieux voir pousser la ville. C'est donc là-bas que je décidai d'aller. Cela faisait un certain temps déjà et il est devenu difficile de se souvenir de ce qu'il y avait là précédemment. Moins de trésors sans doute qu'en face, à Bercy dont je refuse que le nom n'évoque qu'un repaire de trouducs énarques ou, au mieux, un temple païen et verdoyant dédié à des spectacles d'inégal intérêt.
Tout jeu a ses règles et la promenade est pour moi un jeu. Les règles, cette fois, se limitaient à ne pas prendre le métro et à passer par deux ou trois endroits précis où j'ai quelques souvenirs. Pas trop dur, donc. Le moment de l'excursion n'était pas non plus choisi fortuitement et cette tombée de nuit sous un temps un peu couvert incite à redoubler son attention sans forcer pour autant le regard à percer.
J'ai souvent du mal à reconnaître les personnes qui font ou ont fait partie de mon entourage. Ou plus exactement, j'ai tendance à reconnaître plus de monde que je n'en connais vraiment, ce qui en fin de compte revient au même. Aussi est-il tout naturel qu'arrêté à un feu, je crus reconnaître la personne à ma gauche. La seule chose qui puisse alors m'empêcher d'avancer en me posant des questions que je trouverai ridicules et qui me feront sourire est un geste, mieux : une expression de ladite personne qui manifesterait qu'elle me reconnaît elle aussi. C'est ce qu'a fait ce type. Dans ce cas, ma mémoire se met à travailler très vite et sait presque instantanément à qui elle et moi ont affaire.
L'homme en question fréquentait, il y a bien dix ans de cela, la même université que moi. Le bâtiment où se tenaient la plupart des cours était d'ailleurs l'un des points de passage désignés de ma promenade d'hier. Il y suivait les mêmes études que moi, était plus assidu tant qu'il s'agissait de fréquenter les couloirs, les cours peut-être un peu moins. C'était un garçon simple, peut-être même un peu simplet. On le rencontrait inévitablement, le plus souvent dans ce hall enterré, sans fenêtre, qui la plus grande partie du temps fleurait bon les productions culinaires de la cafétéria. J'étais alors un consommateur régulier de croque-monsieur et de chaussons aux pommes. Il faudra d'ailleurs, un jour, que je parle de ma passion pour les chaussons aux pommes. On le rencontrait aussi parfois, dans les environs. Je me souviens avoir discuter avec jusqu'au pied de l'église Saint-Médard. A l'époque, j'étais, quant à moi, bien moins présent dans les couloirs du centre universitaire, préférant passer les heures qui séparaient les cours dans des cafés qui ont presque tous disparu aujourd'hui.
Il n'a quitté ces lieux qu'il hantait littéralement que depuis un an ou deux. Ceux qui ne sont pas passé par l'Université, n'ont pas connu les joies du DEUG, ne peuvent pas comprendre. C'est (à peine) un diplôme qui se prépare censément en deux ans. En se "trompant" d'orientation, et avec l'aide de la paresse qui est un mode de vie largement partagé, on peut porter cette durée à trois ans. Après, il faut une dérogation ; à la seconde dérogation, on atteint la performance honorable et convoitée du "DEUG en cinq ans". Mais dix ans, ça fait tout de même beaucoup. Pourtant, je trouve qu'il y a une certaine beauté à cet acharnement, une gloire à être reconnu comme un familier par les gens de la maison, un intérêt indéniable à se trouver ainsi, immobile, au centre des évolutions. J'en ai peut-être vu moins que lui en dix ans malgré (ou à cause de, allez savoir !) mon entrée dans la "vie professionnelle".
Il n'a pas vraiment changé, un peu vieilli bien sûr. Il a un ton plus posé, même si les mots se bousculent toujours un peu quand il parle. Il vit sa vie simplement un peu plus lentement que la plupart d'entre nous. Et puis, je n'ai pas dû changer tant que ça, moi non plus, pour que la discussion reprenne ainsi, comme si dix ans et plus n'étaient qu'une parenthèse.

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